Appelée en sélection avec l’équipe nationale du Maroc, la joueuse de l’OM Inès Kbida était à Rabat cette semaine. L’occasion pour notre chroniqueur Jean Zaganiaris, qui habite dans cette ville, de tenter une interview avec elle. Bienvenue dans les coulisses d’un journalisme pas comme les autres !
Préparer l’interview
Inès Kbida évolue en milieu de terrain à l’Olympique de Marseille. Il y a quinze jours, c’est elle qui a marqué le deuxième but en fin de rencontre contre Orléans, permettant aux Olympiennes de consolider leur troisième place au classement. L’Olympienne a été convoquée au sein de l’équipe nationale du Maroc par le sélectionneur Jorge Vilda, dans le cadre des éliminatoires d’Afrique pour les J.O 2024, prévues les 5 et 9 avril. Je me suis dit que ce serait l’occasion d’essayer d’obtenir une interview avec cette joueuse talentueuse pour Peuple Olympien. « Prépare bien tes questions, Jean« , me lance Tom, notre co-président, en MP sur Twitter.
Du coup, je me tourne bien évidement vers Valentine, la spécialiste du football féminin au sein de Peuple Olympien. Qu’allons nous poser comme questions à Inès Kbida ? Je propose des idées très gentilles, du type « Qu’est-ce que cela vous fait d’être dans la sélection marocaine ? ». Valentine me dit qu’on doit être plus percutant : « Demande lui ce qu’elle pense de l’évolution du football féminin en général et à l’OM en particulier ou bien comment elle vit le changement récent d’entraineur du club phocéen ? ». Je lui réponds que je n’oserai jamais lui poser cette dernière question en face-à-face. Je vais être intimidé ! Valentine éclate de rire ! En effet, Yacine Guesmia, le coach marseillais arrivé en 2022, a été remplacé à la surprise générale fin mars par Frank Borelli, après la défaite face au dauphin nantais, 3 buts à 2.
Nous pensons également demander à Inès Kbida comment est-ce qu’elle appréhende la fin de la saison avec l’OM. On se souvient de l’année dernière, où tout s’était joué à un fil, notamment suite à la défaite face à Saint-Etienne, après avoir mené deux buts à zéro. Est-ce que la joueuse olympienne pense que la montée en D1 reste malgré tout possible cette année ? Pour cela, il faudra battre l’équipe de Strasbourg qui occupe la deuxième place. Nous, à Peuple Olympien, on y croit et on est tous derrière l’équipe féminine de l’OM !
Après la préparation de l’interview, deuxième étape : prendre contact avec Inès Kbida au Maroc. Un copain journaliste me donne le numéro de téléphone du département média de la Fédération Royale Marocaine de Football. J’appelle, je tombe sur Hicham Denslabir, qui m’accueille avec le plus grand professionnalisme. Après avoir adressé ma requête par mail, je reçois un coup de téléphone : « Monsieur Zaganiaris, venez au stade mardi 9 avril à 20h, devant l’entrée des journalistes… Vous aurez accès à la zone mixte. Si la joueuse de l’OM vient, vous aurez votre interview ! ». En raccrochant, je me rends compte que je viens de pénétrer dans un monde nouveau pour moi, un monde dont je ne connais ni les codes, ni les usages ! C’est quoi, une zone mixte ?
Dans la vie, rien ne se passe comme prévu
En arrivant au stade à 20 heures, je pensais que nous allions rencontrer les joueuses avant le match. J’accède au point presse et appréhende impatiemment l’arrivée possible de la milieu de terrain de l’OM que je dois interviewer. L’un des journalistes m’explique que c’est après la rencontre que l’on peut parler avec les joueuses et écouter la conférence de presse de l’entraineur. Avant, ce sont juste les photographes qui ont accès au terrain. Nous nous installons dans la tribune presse. Les joueuses de l’équipe nationale marocaine se promènent sur la pelouse, avant le début de l’échauffement. Je reconnais Inès Kbida. Je vois également d’autres joueuses, notamment Yasmin Mrabet qui évolue à Levante en Espagne, Ibtissam Jraidi faisant partie du club saoudien Al Ahli, Fatima Tagnaout et la gardienne Khadija Rmichi qui jouent aux FAR de Rabat, l’équipe leader du championnat marocain de première division féminine.
Ce qui me frappe durant ces moments, ce sont les visages de ces femmes. On en parle rarement dans les commentaires sportifs. Le visage, nous dit le philosophe Emmanuel Levinas, c’est l’humanité de l’autre. Le visage, c’est là où l’on voit la joie, la souffrance, la tristesse, le rire, la peur que peut ressentir l’autre. Je vois beaucoup d’humanité, de solidarité, et de concentration sur les visages des joueuses marocaines.
Inès Kbida n’est pas sur la feuille de match mais on la sent très proche, très unie avec ses coéquipières durant ces instants d’avant match. Le stade est en train de se remplir. Il y a de la musique, des drapeaux marocains qui flottent dans les tribunes, des applaudissements. Certains jeunes portent des maillots de l’OM. Cela fait plaisir à voir. La rencontre est capitale. L’équipe marocaine est allée gagner deux buts à un en Zambie et doit garder cet avantage à domicile pour se qualifier pour les JO.
Une dizaine de minutes avant le début de la rencontre, je vois des joueuses monter en tribune et passer pas loin de moi. Parmi elles, Inès Kbida. Je me suis dit que c’était peut-être le moment d’établir un premier contact. Surtout que je suis en train de converser sur la messagerie Twitter avec toute l’équipe de rédaction de Peuple Olympien, qui attend beaucoup de moi. « Alors, c’est bon l’interview ? », me fait Tom. Je me lève et me dirige vers les joueuses. Je demande à l’une d’elles s’il est possible, sans la déranger, de parler deux minutes à Inès Kbida. Elle fait signe à l’attaquante olympienne déjà installée dans sa rangée, qui vient de me voir.
Je me présente, je lui parle de notre souhait d’interview pour le média Peuple Olympien (qu’elle connait), je lui dit que nous serions ravis de lui poser quelques questions. Elle m’écoute attentivement. Elle a l’air très sympathique et accepte même que nous fassions un selfie. Je me dis qu’elle pense peut-être que je suis venu exprès de Marseille pour l’interviewer. Je lui dis que je vis à Rabat, enseigne la philo, viens souvent au stade où va jouer l’équipe nationale. Enfin, je lui dis même que mon épouse est marocaine et que j’ai la chance d’être marié à une femme formidable depuis vingt ans.
C’est le moment des hymnes nationaux. Je retourne à ma place à la tribune de presse. Le match commence à vingt-deux heures. C’est l’horaire habituel des rencontres au Maroc durant la période de ramadan. Je ne sais pas comment expliquer à Tom et à Valentine que pour le moment, je n’ai pas encore fait l’interview. J’ai juste pris un selfie avec la joueuse de l’OM et beaucoup parlé de moi. Elle n’a dit ni oui, ni non à l’idée de lui poser quelques questions pour Peuple Olympien. Tout reste donc possible, comme avant un match. Je me dis que je n’ai peut-être pas bien su lui demander comment et quand faire l’interview. Bon, ce n’est pas très important, dans le fond. On verra plus tard. Il y a des choses plus graves dans la vie !
La Zambie gagne la rencontre par deux buts à zéro, après prolongations, et les joueuses du Maroc ne joueront malheureusement pas les JO 2024 ! J’ai rarement été aussi triste dans un stade de football.
Garder espoir en l’avenir
Le public quitte silencieusement les tribunes. Les joueuses sont impactées par cette défaite. Elles quittent elles aussi le terrain. Leurs visages me touchent, m’émeuvent. On y voit toute la fragilité, toute l’intensité, toute la vulnérabilité du monde.
J’hésite. Est-ce que je m’en vais ? Est-ce que je vais quand même en zone mixte, juste pour adresser un message de réconfort à Inès Kbida si je la croise par hasard. Je n’ai bien entendu pas du tout la tête à l’interview. Poser des questions à la joueuse de l’OM en ce moment est non seulement le cadet de mes soucis mais parait on ne peut plus inapproprié. Il vaut mieux que ça soit Valentine qui fasse l’interview, si un jour elle a lieu. Elle s’en sortira beaucoup mieux que moi !
Les joueuses ont tout donné. Elles n’ont pas à rougir de cette défaite et méritent tout notre soutien. C’est pour cela que je décide de ne pas partir du Complexe Moulay Hassan, même s’il est tard. Je confonds la salle de conférence et la zone mixte. Une journaliste amusée par mon inexpérience m’explique les appellations et comment me rendre aux différents lieux. J’arrive en zone mixte. Certaines joueuses parlent aux journalistes, tous regroupés face à elles.
Il y a Sakina Ouzraoui, évoluant au RSC Anderlecht, qui attend son tour, en retrait, le visage grave. Je lui dis que le football est cruel, que ce genre de moment fait parfois malheureusement partie du jeu. Jouer au foot, c’est tantôt gagner, tantôt perdre, tantôt être heureux, tantôt verser des larmes. Il reste à présent les prochaines échéances, que cela soit la Coupe d’Afrique des Nations de 2024 avec l’équipe nationale ou bien celles de son club. C’est cela que j’aurais aimé dire à Inès Kbida, si je l’avais croisée en zone mixte. Oui, cette élimination est un coup dur mais il reste d’autres enjeux, notamment la possible remontée de l’équipe féminine de l’OM en D1, avec le match contre Thonon Evian de dimanche qu’on lui souhaite de remporter.
Pas le cœur à rester plus longtemps dans la zone-triste, pardon (lapsus freudien) dans la zone-mixte. Je quitte le stade vers deux heures du matin, passe près du bus des joueuses, discute avec l’une d’elles que je ne connais pas et dont on sent la peine sur son visage. Je lui dis que l’on est tous triste ce soir, que le football, à l’instar de la vie, comporte parfois d’immenses déceptions mais que dans l’avenir, tout reste possible, y compris le meilleur. Enfin, je lui parle de l’équipe féminine de football de EDUCAFOOT que je co-entraîne dans mon lycée, avec un élève qui est d’ailleurs un fervent supporter de l’OM.
Il y a deux mois, nous avions lourdement perdu 5 buts à 1 lors d’un match amical, nous étions effondrés, convaincus d’être les joueuses et le coach les plus nuls de la Terre, et puis nous nous sommes remis au travail et avons réussi à arracher un 3 à 3 face à une solide équipe de collégiens, en réalisant l’une de nos plus belles prestations. La joueuse marocaine écoute mon histoire attentivement. Elle a retrouvé un peu le sourire.
On souhaite à Inès Kbida et à toute l’équipe féminine de l’OM une excellente fin de saison, quelle que soit son issue ! Comme le rappelle l’écrivain grec Constantin Cavafy dans son poème Ithaque, ce qui donne de l’importance au voyage effectué en mer, ce n’est pas tant l’arrivée au port que l’intensité des expériences vécues durant le trajet. Cela vaut aussi pour le football.